12

Elvis Cole

 

 

Elvis Cole reposa le téléphone encore plus soucieux qu’il ne l’était avant le coup de fil de Pike. Il aurait été bien en peine de dire combien de fois son associé lui avait sauvé la vie, ou combien d’interminables silences ils avaient partagés à des moments où le simple fait d’être avec quelqu’un qui avait été témoin des mêmes horreurs que vous apparaissait comme le meilleur, sinon le seul moyen de survivre. En revanche, il aurait pu compter sur les doigts d’une seule main les occasions où Joe Pike lui avait demandé de l’aide.

Il ne se sentait pas bien depuis que le sergent Jack Terrio l’avait accablé de questions auxquelles il ne pouvait pas répondre sur un homicide multiple dont il ignorait tout, et maintenant il était agacé d’être obligé d’attendre pour savoir de quoi il retournait. Comme d’habitude, Pike ne lui avait fourni aucune explication au téléphone. Il s’était contenté de dire qu’il arrivait avant de raccrocher. Toujours aussi attentif à observer le code des bonnes manières, ce cher Pike.

L’agence Elvis Cole occupait deux bureaux mitoyens au quatrième étage d’un immeuble de Santa Monica Boulevard. La présence d’un balcon avait été décisive pour déclencher l’acte d’achat. Par temps clair, tout Santa Monica se déployait devant lui, jusqu’à l’océan. Il arrivait que des mouettes en route vers l’intérieur des terres planent au-dessus de lui tels des cerfs-volants de porcelaine, en clignant leurs petits yeux chafouins. Il arrivait aussi que l’occupante du bureau voisin s’installe sur son propre balcon pour prendre un bain de soleil. Sa collection de bikinis était impressionnante.

Seul le nom de Cole figurait sur la porte, mais Joe Pike n’en était pas moins son associé, en plus d’être son ami. Ils avaient fait l’acquisition de cette agence l’année où Pike avait quitté le LAPD et où l’État de Californie avait délivré à Cole sa licence de détective privé.

Ce matin-là, le ciel était laiteux sans être sombre, l’air frais sans être froid, et Cole en profitait grâce à la porte-fenêtre ouverte. Il portait une hallucinante chemise hawaïenne Jams World (couleurs du jour : jaune soleil et vert citron), un pantalon de treillis kaki, et un holster d’épaule en nubuck italien au design impeccable, présentement vide. Cole l’avait enfilé dans l’espoir que la femme d’à côté émergerait dans son dernier bikini et se pâmerait en le voyant, mais il avait tout faux jusqu’ici : pas de voisine, et encore moins de pâmoison.

Vingt minutes plus tard, Pike arriva. Cole, en train de vérifier ses comptes sur son chéquier, n’entendit pas la porte s’ouvrir, ni se refermer. Une manie de Pike. À croire qu’il était tellement rompu à l’art de se mouvoir en silence qu’il ne touchait plus terre.

Cole lâcha son carnet de chèques sans dissimuler son irritation.

— Bon, je suis tranquillement assis ici, la porte s’ouvre, et ces flics entrent en brandissant leurs insignes. Ils sont trois, donc je comprends que c’est important. Ils me demandent ce que je sais de Frank Meyer. Qui ça ? Meyer, un ancien collègue mercenaire de votre copain Pike. Ah, je fais, et alors ? C’est là qu’ils m’annoncent que Meyer et toute sa famille ont été assassinés. Je ne vois pas quoi répondre à ça, mais le flic dominant, un certain Terrio, me demande ce que je sais de tes relations personnelles et/ou professionnelles avec ce Frank Meyer. Je lui réponds que je ne t’ai jamais entendu prononcer ce nom.

Cole regarda Pike s’adosser contre le mur. Pike s’asseyait rarement à l’agence.

— Normal. Frank était un de mes gars. Dans le temps.

— D’après Terrio, ils ont des raisons de penser que cette bande s’est attaquée à Meyer parce qu’il avait du cash ou de la came chez lui.

— Terrio se plante. Parce que les six autres victimes étaient véreuses, il essaie de mettre Frank dans le même sac.

Cole fronça les sourcils, de plus en plus largué.

— Les six autres ?

— La maison de Frank était leur septième cible. La même bande, toujours entre le Westside et Encino. Ils braquent des criminels.

— Terrio n’a pas parlé de ça. La presse non plus.

Après le départ de Terrio, Cole avait consulté les sites internet du L. A. Times et des chaînes de télévision locales pour voir comment les meurtres avaient été couverts. Le Times, d’où il avait tiré l’essentiel de ses informations, présentait Frank Meyer comme un self-made-man à la tête d’une entreprise prospère. Aucune mention de son passé de soldat de fortune, mais peut-être la chose ne se savait-elle pas encore lorsque l’article avait été publié. Un inspecteur du nom de Stan Watts était cité, expliquant qu’une bande de braqueurs professionnels avait probablement investi la maison entre huit heures et dix heures du soir et que son mobile était probablement le vol. Watts ne donnait aucun élément sur ce qui avait pu être volé.

Cole avait imprimé l’article ; il poussa la feuille vers Pike, qui ne la regarda pas.

— Si Terrio se plante, reprit Cole, qu’est-ce que ces types voulaient voler là-bas ?

Pike sortit de sa poche une feuille de carnet et un portable qu’il déposa sur le bureau de Cole.

— J’ai découvert une piste que Terrio ne connaît pas.

Cole écouta Pike lui parler d’un voyou récemment remis en liberté, Jamal Johnson, et de son cousin Rahmi. Il fut notamment question d’une Malibu neuve et de confidences faites par Jamal à son cousin Rahmi selon lequel la bande choisissait ses cibles en achetant des infos à un truand serbe. Pike était en plein récit quand Cole leva une main pour l’interrompre.

— Minute, papillon. La SIS surveille ce mec, et tu t’es introduit chez lui ?

— Oui.

— C’est de la folie pure.

Pike poussa le téléphone vers Cole.

— Le portable de Rahmi. Le numéro de Jamal est en mémoire. Tu sauras peut-être identifier l’opérateur et avoir accès à l’historique de ses appels. Ça nous donnerait une chance de le retrouver.

Cole mit l’appareil de côté et parcourut les notes inscrites sur la feuille.

— Je vais voir ce que je peux faire. Et ceux-là, quel est leur rôle dans l’histoire ?

— Ana Markovic était la fille au pair des Meyer. Elle est morte ce matin. Rina est sa sœur. Elle a un ami qui s’appelle Yanni. Je ne te garantis pas l’orthographe. J’ai rencontré Rina à l’hôpital avant la mort d’Ana. Elle montait la garde devant sa chambre. Elle avait peur que ceux qui avaient tiré sur sa sœur reviennent finir le boulot.

— Tu penses qu’elle sait quelque chose ?

— Ce sont des Serbes. Rahmi m’a dit que son cousin était en cheville avec un gangster serbe. Il y a des chances, non ?

Cole réfléchit. Depuis toujours, Los Angeles comptait parmi ses habitants une petite colonie serbe, mais de même que les populations russe et arménienne s’étaient accrues après l’effondrement de l’Union soviétique, le nombre de Serbes et de ressortissants de l’ex-Yougoslavie avait explosé suite aux conflits des années quatre-vingt-dix. Des délinquants organisés ou non étaient arrivés avec la vague, et L. A. abritait à présent une quantité importante d’organisations criminelles issues de l’Europe de l’Est. Malgré cette explosion, la population d’Européens de l’Est restait statistiquement réduite. Une connexion latino, afro-américaine ou anglo-saxonne n’aurait rien signifié. Une connexion balkanique à Westwood méritait d’être explorée.

Cole reposa la feuille de carnet à côté du portable.

— Ta copine Rina, tu crois qu’elle me parlerait ?

— Non.

Cole parcourut les informations griffonnées par Pike sur la feuille. Ce n’était pas grand-chose.

— Où habitait Ana ?

— Chez Frank.

— Peut-être qu’elle passait ses week-ends ailleurs.

— Aucune idée.

— Il me semble que toi et moi, on n’en sait pas assez sur le mode de vie de la nounou.

— Non.

La forme classique du dialogue avec Pike.

— Ce que je veux dire, insista Cole, c’est que parler à des gens qui connaissaient cette fille pourrait nous donner un bon point de départ. Il me faudrait les noms de ses amis et peut-être aussi quelques numéros de téléphone, ce genre de chose. Par ailleurs, vu que la sœur refuse de nous parler, est-ce qu’on ne pourrait pas avoir accès à la scène de crime ?

— Je m’en occupe. Et John Chen est dans l’équipe de la SID. Il traite les pièces à conviction.

Cole hocha la tête. Non seulement Chen était un criminaliste talentueux, mais ils avaient déjà travaillé ensemble. Cole l’appellerait après le départ de Pike.

Deux mouettes apparurent dans le néant bleu derrière la vitre. Cole les regarda flotter sur une mer invisible : elles ne bougeaient que leurs petites têtes. L’une d’elles piqua soudain et disparut de son champ de vision. Sa copine la suivit un instant des yeux, replia ses ailes et l’imita.

— Et tu dis que Terrio n’a pas entendu parler du contact serbe de Jamal ?

— Non.

— Tu comptes le mettre au courant ?

— Non. Je veux les retrouver avant la police.

Pike l’observait, plus inexpressif que jamais avec ses verres opaques semblables à deux trous noirs. Le calme de cet homme était sidérant.

Cole chercha les mouettes du regard, mais elles n’avaient pas reparu. Le ciel hivernal d’un bleu laiteux venait tout juste de crever la brume. Cole se leva, contourna son bureau, ouvrit le mini-réfrigérateur installé sous sa pendule Pinocchio et s’empara d’une bouteille d’eau. Il l’offrit à Pike, qui secoua imperceptiblement la tête. Cole revint à son bureau avec la bouteille.

Il regarda à nouveau l’article du Times, celui que Pike avait ignoré. Les victimes étaient identifiées au deuxième paragraphe. Frank, Cindy, Frank junior, Joe. Le plus jeune s’appelait Joey. Exécutés. Le mot choisi par la journaliste pour décrire ce qui s’était passé. Exécutés. Ce mot hantait Cole depuis qu’il avait découvert l’article. Il n’était pas né de la dernière pluie, mais cette fille savait écrire. En quelques mots brûlants jetés sur une page blanche, elle avait forcé Cole et ses autres lecteurs à se représenter la scène, et le résultat était là. Un canon d’acier noir en train d’approcher d’une tête. Des yeux qui se ferment, des larmes qui se faufilent entre les paupières closes, peut-être des sanglots et des cris, et pour finir le blam ! sec qui interrompt tout. Les sanglots cessent, le visage redevient serein à mesure que la mort relâche les traits, et il ne reste plus que les hurlements de la mère. Cindy avait dû être la dernière. Cole plia le feuillet en deux, et la question qui lui trottait dans la tête depuis la veille revint le titiller : est-ce que oui ou non le plus jeune des garçons, Joey, avait été prénommé ainsi en référence à Joe Pike ?

Qui était Frank Meyer ?

Un de mes gars.

Cole en avait assez appris au fil des ans pour savoir ce que cela signifiait. Pike avait toujours trié ses hommes sur le volet, ne choisissant que ceux qu’il respectait. Ensuite, parce qu’ils étaient ses hommes, il se chargeait de les équiper, de les nourrir, et de les armer, faisait en sorte qu’ils soient payés en temps et en heure, que leurs contrats soient honorés, et qu’ils disposent toujours d’un matériel adapté à leur mission du moment. Il s’occupait d’eux comme ils s’occupaient de lui, et jamais il ne les aurait laissés vendre leur peau à vil prix.

Qui était Frank Meyer ?

Un de mes gars.

— Je n’ai pas besoin de faire comme si j’ignorais ce que tu vas faire, dit Cole. Tu ne l’as pas encore fait. La situation peut encore évoluer. Les flics les retrouveront peut-être avant toi.

— Mmm, fit Pike.

Cole le fixa et eut l’impression que Pike soutenait son regard, mais rien n’était moins sûr. Il n’arrivait jamais à savoir ce que pensait son ami. Peut-être attendait-il simplement de lui qu’il reprenne la parole. Pike était d’une infinie patience.

— Je vais te dire un truc, Joe, et j’aimerais que tu y réfléchisses : je ne pense pas que Terrio ait forcément tort. Moi aussi, à sa place, je me poserais des questions sur Meyer. Peut-être que Frank n’était plus l’homme que tu as connu ? Suppose que Terrio ait raison ?

Les verres noirs sondèrent Cole comme deux hublots ouverts sur une autre dimension.

— Ça resterait quand même un de mes gars.

Les deux mouettes réapparurent, attirant l’attention de Cole. Elles restèrent en suspens dans le ciel, remuant la tête au gré des coups d’œil qu’elles se lançaient. Et tout à coup, à l’unisson, leurs regards convergèrent sur Cole. Après avoir dardé sur lui leurs yeux implacables, elles virèrent sur l’aile et disparurent.

— Tu as vu ça ?

Quand Cole tourna la tête, Pike aussi avait disparu.

Règle N°1
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